Cartier doit redresser la barre et dégripper la production de sa dernière collection s’il veut conserver sa place de numéro un mondial de la joaillerie car la pression va monter d’un cran avec le rachat de Tiffany & Co. par LVMH.
Tiffany et Cartier sont les deux plus grandes marques de joaillerie en termes de renommée, proposant une vaste gamme de produits allant du « relativement accessible » aux créations les plus luxueuses, le tout servi par une longue tradition et un riche storytelling.
Le 25 novembre dernier, le PDG de LVMH Bernard Arnault a annoncé l’acquisition de Tiffany & Co. pour 16 milliards de dollars, la plus grande marque de joaillerie américaine connue pour ses petites boîtes bleu turquoise et popularisée par la comédie romantique de Truman Capote Breakfast at Tiffany’s, dont l’héroïne fut incarnée à l’écran par l’inoubliable Audrey Hepburn dans un film culte de 1961.
Avec la puissance de feu de LVMH dans les domaines du marketing et de l’immobilier, et son obsession de la performance, un cadre dirigeant chez Cartier, parlant sous couvert d’anonymat, affirme : Tiffany est « pour nous la plus grande menace depuis [le rachat de] Bulgari [par LVMH] en 2011 ». Les marques Fred et Chaumet de LVMH restent modestes en termes de taille, et le joaillier romain Bulgari, que le groupe a acquis en 2011, est beaucoup plus haut de gamme que Tiffany et moins associé aux occasions spéciales comme les demandes en mariage, particulièrement aux États-Unis. Cette semaine, juste au début de la saison des achats de Noël, les magasins de Cartier en Europe, y compris ses vaisseaux amiraux de Paris et de Londres, étaient en rupture de stock concernant nombre de tailles et de modèles de la nouvelle collection Clash qui comporte de minuscules pointes et des crampons pyramidaux.
Cartier a expliqué que la demande avait été beaucoup plus forte que prévu et que le joaillier n’avait pas été en mesure d’y répondre. La meilleure façon de se procurer des bijoux Clash était de les commander en ligne, ont confié à Miss Tweed plusieurs vendeurs. Lancés en avril par des campagnes percutantes sur les réseaux sociaux et des vidéos coup-de-poing ciblant clairement les millennials, les bijoux Clash se sont vite vendus et les magasins n’ont eu que des stocks limités pendant des mois, en partie à cause de problèmes de production.
Clash représente la première initiative majeure de Cartier depuis des années en termes d’offre joaillière accessible à un public à revenus moyens. Pendant des années, la marque s’est reposée sur ses meilleures ventes, en particulier les lignes Juste un clou, Trinity et Love – les vaches à lait de la maison. La marque Cartier fournit la majeure partie des bénéfices de la société mère Richemont. Basé à Genève, le groupe Richemont possède entre autres le joaillier français Van Cleef & Arpels et vient de racheter le prestigieux joaillier italien Buccellati. Richemont a vu ses profits mis à mal cette année par la baisse des ventes des montres haut de gamme et les pertes du détaillant en ligne Yoox Net-a-porter, qu'il a absorbé l'année dernière malgré le scepticisme important des marchés.
Photo d’Audrey Hepburn tirée du film Breakfast at Tiffany's (1961) et accrochée dans le magasin de la rue de la Paix à Paris
SONNETTE D'ALARME
Même si l’acquisition de Tiffany par LVMH ne devrait être conclue qu’en 2020, Richemont doit rapidement résoudre les problèmes de production de Cartier et se concentrer sur le lancement de nouveaux produits si la maison veut lutter contre la concurrence de Tiffany et préserver ses parts de marché. « C’est une sonnette d’alarme pour Richemont », a déclaré Erwan Rambourg, codirecteur de la recherche sur les biens de consommation et la vente au détail chez HSBC à New York.
Une fois disparue des écrans radars du marché, Tiffany bénéficiera d’un énorme investissement de la part de LVMH, ce qui affectera ses résultats à court terme, mais améliorera sans aucun doute l'image du joaillier américain à plus long terme. Bernard Arnault est passé maître dans l’art de renforcer la désirabilité d’une marque. Il a de solides antécédents avec Bulgari, dont les ventes et les profits ont plus que doublé depuis que le joaillier romain a rejoint l’écurie LVMH en 2011. Bernard Arnault va tout faire pour revaloriser la marque Tiffany et tirer parti de son histoire et de son héritage. Les présidents américains sont des clients fidèles et cette année, la chanteuse Lady Gaga est apparue à la cérémonie des Oscars portant le diamant jaune de Tiffany, l'un des plus gros et plus rares du monde, pesant 128,54 carats et doté de 82 facettes.
« Bien que nous ayons été fortement encouragés par la plupart des nouvelles stratégies et par l'amélioration du management sous le nouveau PDG Alessandro Bogliolo, […] connecter Tiffany à une plate-forme aussi riche en ressources et en capital que celle de LVMH, avec des données et des capacités numériques étendues, pourrait considérablement augmenter les revenus et la marge de Tiffany au cours des cinq à dix prochaines années », explique Omar Saad, analyste spécialisé dans les produits de consommation et le luxe chez le courtier et la banque d'investissement Evercore ISI de New York, dans une note adressée à ses clients.
CHANGER LES DYNAMIQUES DU MARCHÉ
Tiffany est peut-être la plus grosse transaction de l’histoire de l’industrie du luxe, mais sa valeur ne représente que 7 % des 220 milliards de dollars de capitalisation boursière du groupe LVMH. Si les actionnaires et les dirigeants de Tiffany avaient demandé davantage, Bernard Arnault n’aurait sûrement pas rechigné à lâcher un ou deux milliards de dollars de plus pour mettre la main sur le plus célèbre joaillier américain de 182 ans, d’autant que le géant du luxe finance l’acquisition avec de la dette peu coûteuse.
Tiffany commencera à contribuer aux résultats de LVMH à partir de l’année prochaine et, plus important encore, il renforcera le poids et le pouvoir de négociation du groupe français dans le secteur de la joaillerie et de l’horlogerie. Quand la maison Tiffany sera intégrée à LVMH, la dynamique du marché va sans doute changer. Tiffany et Bulgari représentent à eux seuls un chiffre d’affaires d’environ milliards de dollars — environ 4,5 milliards pour l’un et 2,5 milliards pour l’autre — ce qui signifie que LVMH pourrait devenir le plus important acheteur de pierres précieuses au monde, défiant le champion en titre Richemont. Si Richemont ne se remet pas en question et ne tient pas compte de la montée en puissance de Tiffany, Cartier pourrait perdre son titre de numéro un mondial d’ici quelques années. Tiffany et Bulgari pourraient s’offrir Cartier au petit-déjeuner, au déjeuner et au dîner.