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Hommage à Karl Lagerfeld

By Astrid Wendlandt
19 February 2020
Hommage à Karl Lagerfeld

Karl Lagerfeld est celui qui a tout compris au luxe. Avant de s’éteindre le 19 février 2019, il était le dernier des grands couturiers encore en activité. Chez la plupart des mortels, plus on vieillit, moins on a envie de travailler. Pour Karl Lagerfeld, c’était le contraire. Vers la fin de sa vie, le temps s’accélérait. Il avait encore tant de choses à dire et de robes à dessiner. Chaque année, il alourdissait lui-même sa charge de travail. Vingt ans plus tôt, le couturier allemand créait dix à douze collections par an.

En 2018, il en était à dix-sept, dont dix pour Chanel et le reste pour Fendi et sa marque éponyme. Karl Lagerfeld était l’un des derniers créateurs qui dessinait encore tout lui-même. Une autre espèce en voie de disparition. Ses défilés n’étaient pas des présentations mais des événements. Il demandait l’impossible et l’obtenait. « De toute façon, si on me dit que c’est trop cher, moi je réponds que je ne travaille pas pour les pauvres ! », m’a-t-il dit au cours d’une interview.

Sous la voûte du Grand Palais, Karl Lagerfeld nous a emmenés en plein cœur de Paris, par un coup de baguette magique, dans les endroits les plus insensés et inattendus, du paquebot à la fusée Chanel en passant par une plage surréaliste inspirée par l’île de Sylt, la plus septentrionale d’Allemagne, avec ses vagues d’eau turquoise, son sable blanc et son ciel azur. Ces dernières années, Karl Lagerfeld n’avait cessé d’élever la barre en termes d’impressions fortes et de multiplication exponentielle de ses collections. Il y avait Karl et les autres.

Ses shows ont poussé Louis Vuitton, Gucci et Dior à lui emboiter le pas et à monter des défilés spectaculaires. Grâce à Karl Lagerfeld, Chanel a su surprendre et rester dans l’air du temps sans changer de directeur artistique pendant des années, à la différence des autres grandes maisons.

« Vous savez, si vous changez de styliste tous les trois jours, c’est difficile. Moi, je suis un peu plus consistant. Je ne fais rien par rapport aux autres », m’a confié Karl Lagerfeld. « Mais il arrive que je me trouve tout de même nul, paresseux, quelque fois je dois rembourser ma cliente, tellement c’est dégueulasse ce que je fais… Je n’ai pas un discours sur le prêt-à-porter. Je suis moins dramatique. J’ai fait ce métier toute ma vie, ça me préoccupe, ça me stimule et me tracasse. Je n’ai pas un discours très intellectuel. Parfois, on entend les discours des créateurs sur leurs collections mais je ne sais pas où ils ont vu ça. Leurs inspirations, mais où ils vont chercher ça ? C’est dans la tête, hein ? », ajoute-t-il avec une pointe d’ironie.

Ce natif de Hambourg a passé plus d’un demi-siècle chez Fendi et pendant celui-ci, trente-six ans chez Chanel après avoir fait ses armes chez Chloé, Jean Patou et Pierre Balmain. Il a transformé Fendi en une véritable maison de mode italienne après avoir révolutionné son usage de la fourrure et apporté une impertinence élégante à son style classique. Karl Lagerfeld a fait de Chanel la deuxième plus grosse marque de mode et de luxe en termes de chiffre d’affaires, derrière Louis Vuitton.

Karl Lagerfeld s’occupait aussi de sa marque éponyme, fondée en 1984, qu’il décrivait comme une sorte de caricature de lui-même. La griffe, qui a vécu des hauts et des bas, n’a jamais connu le succès commercial de Chanel et de Fendi. Un jour, une voyante a prédit à Karl : « Pour vous, ça commence quand ça finit pour les autres ». « J’ai laissé pas mal de gens sur le chemin. J’ai fait ce qu’il fallait, au moment où il fallait, moi, j’ai vu plus loin », avoue-t-il.

Personne ne connaissait vraiment l’âge de Karl Lagerfeld. Il cultivait le mystère. Le site de sa marque indiquait qu’il était né en 1938, mais d’autres sources citaient 1933 ou 1935. Lorsqu’il est mort, on a dit qu’il avait quatre-vingt-cinq ans mais comment en être sûr ? Karl Lagerfeld n’aurait jamais été Karl Lagerfeld si on avait tout su de lui. Cela faisait partie du mythe.

À présent, sa date de naissance importe peu puisqu’il a rejoint les immortels. En 2018, le couturier avait surpris tout le monde en se montrant avec une barbe, ce qui dissimulait habilement son âge et sa maladie, en complément de ses gants coupés à la Michael Jackson et de ses collets hauts. Avec sa barbe, il faisait penser au maître de l’Olympe, au dieu des dieux. Karl Lagerfeld était le Zeus des fashionistas, le patron du gotha mondial. Ses humeurs et ses inspirations décidaient du temps qu’il faisait sur planète Mode. Il savait mieux que quiconque capturer le Zeitgeist. Il choisissait lui-même le thème de chaque collection et avait toujours raison.

Karl Lagerfeld faisait les choses avec aisance. Il dessinait et photographiait. Et il n’y avait jamais d’erreur. Ou alors, on ne s’en souvenait pas. L’œil de Karl voyait tout. Comme Zeus, il veillait sur sa progéniture. Les membres de ses équipes restaient des dizaines d’années à ses côtés, signe qu’ils étaient choyés et prenaient plaisir à travailler avec lui. « On ne quitte pas Chanel, on meurt chez Chanel », disait-on. Caroline Lebar, directrice de la communication de la marque Karl Lagerfeld et membre de son premier cercle, a collaboré avec lui pendant plus de trente ans. […]

En 2017, par une froide soirée de novembre, je me suis réfugiée dans la chaleur du bureau de Karl Lagerfeld pour une interview. Son lieu de travail était situé derrière sa librairie 7L, rue de Lille, dans le 7e arrondissement de Paris, non loin de la maison de Serge Gainsbourg, rue de Verneuil. La librairie 7L est un lieu calme et sobre. Sa sélection de beaux-livres est de qualité. On a envie de tout acheter. Ici, un album finlandais de photographies d’oiseaux en noir et blanc, là un livre dédié à l’artiste Sonia Delaunay, un autre sur l’art du galuchat et, dans un coin, trône une encyclopédie du textile. Il y a quelques années, j’ai croisé dans cette librairie Diego Della Valle, président et actionnaire majoritaire de Tod’s, qui y flânait.

Près de la caisse se dresse une grande porte en métal et verre opaque. Le monde de Karl se cache derrière. Rien ne sert de la pousser sans y être invité. Les libraires appliquent à la lettre les consignes de sécurité. Inutile de les importuner avec des questions sur Karl Lagerfeld ou la boutique. Ils ne donnent aucune information. Je patiente une heure avant d’être autorisée à pousser cette mystérieuse porte, ce qui est peu pour un rendez-vous avec Karl Lagerfeld. J’ai le temps de profiter de cette librairie hors du commun et, sans aucun doute, l’une des meilleures salles d’attente du monde.

La première pièce que je découvre est la salle à manger. Elle est entièrement blanche avec des murs étonnamment nus. Là, une grande table accueille des salades fraîches, des fruits, des fromages et des pains variés. Chaque assiette est accompagnée d’une petite pancarte décrivant son contenu, une délicate attention pour ceux qui ont des allergies ou des intolérances. Un cuisinier coiffé d’une toque blanche s’agite derrière un passe-plat et prend les commandes. Un chauve trapu aux avant-bras tatoués s’avance vers lui et lui répond avec aplomb : « Ça sera juste les coquilles Saint-Jacques pour moi. Merci. » La valse des commandes continue. S’y joignent mannequins et assistants. J’entends parler français, italien et anglais. On dîne ensemble sans vraiment dîner ensemble. Il s’agit de reprendre des forces.

J’avais souvent entendu dire que Karl Lagerfeld travaillait dans les meilleures conditions. Je comprends mieux ce que cela signifie à présent. Trois Grâces, couronnées de fleurs et vêtues d’un costume en tweed rose pastel, déambulent en ricanant. Elles se chauffent pour séduire la caméra en échangeant des blagues. Une voix retentit : « Karl, on est prêt pour la photo quand tu veux ! »

J’emboite le pas aux sylphides. S’ouvre devant moi une pièce plus vaste qu’un gymnase aux murs entièrement habillés de livres. De ma vie, je n’ai vu autant d’ouvrages rassemblés en un seul espace. Il y en aurait suffisamment pour ouvrir plusieurs librairies. Je pense à toutes celles qui ont fermé boulevard Saint-Germain (telles que La Hune et la librairie de la géographie, remplacées par Louis Vuitton et le joaillier Poiray). Peut-être ont-elles trouvé un havre ici ? En plus d’être un monument à la bibliophilie, la bibliothèque de Karl Lagerfeld serait-elle l’arche de Noé des livres chassés par les boutiques de luxe dans le quartier Latin ? Un escalier en colimaçon relié aux balustrades mène aux rangées situées en hauteur : le mât du bateau.

Au sol, la plage : une rangée de canapés couleur gris taupe invitent à la lecture. Comme Zeus, Karl Lagerfeld parle toutes les langues, enfin presque. Entre autres, il lit l’anglais, le français, l’allemand, l’italien, l’espagnol et le latin. Il est aussi incollable en histoire de l’art, en littérature nordique, en design, photographie et philosophie. Karl Lagerfeld aime répéter : « Je ne suis pas dans le marketing mais dans la poésie ».

Dans un coin de cette bibliothèque démesurée, un papier de fond blanc crème déroulé comme une langue sur plusieurs mètres : son studio photo. Des projecteurs attendent leur proie. On commence à s’agiter. Je dois quitter la pièce. Impossible d’assister aux prises de vue. Quelques minutes plus tard, le maître des lieux accepte de me recevoir dans une pièce adjacente. Je trouve le Kaiser assis à une table, sous un parasol émettant une étrange lueur bleue. Il est vêtu d’une veste noire, de sa traditionnelle chemise blanche à col haut et porte des gants argentés, coupés au milieu des doigts. Épinglé à sa cravate de soie, un bijou à l’image de Choupette, son chat birman. Autour de son cou, deux sautoirs de perles grises. Il me salue et enlève ses lunettes. Je ne m’y attendais pas. Karl Lagerfeld dévoile rarement ses yeux. Il a plus de quatre-vingts ans mais je lui trouve le regard jeune, frais et vif. Il exprime une profonde bienveillance, ce qu’il cherchait sans doute à masquer, de peur que ce ne soit pris pour de la faiblesse. […]

Karl Lagerfeld ose dire ce qu’il pense, ce qu’on ne fait plus dans nos sociétés paranoïaques et ultra-contrôlées. Selon lui, le politiquement correct est l’incarnation même de l’ennui. « Il faut absolument éviter tous ces Gutmenschen qui n’arrêtent pas de parler du bien qu’ils font autour d’eux. » Karl s’attaque aussi au musèlement de la parole publique. « Maintenant, vous êtes encore responsable de ce que vous avez dit il y a quarante ans. Tout est interdit. Dans le temps [en 1968], il était interdit d’interdire. Et on s’étonne que le populisme marche ! C’est parce qu’ils disent des choses. »

Karl Lagerfeld fuit la normalité. Il fait tout pour être différent. C’est aussi pour cela que le monde du luxe et de la mode lui va si bien. Il est dans son élément. Karl Lagerfeld est doté d’une classe naturelle et d’un sens inné de l’harmonie artistique. Véritable esthète, il va jusqu’à bannir certains mots de son vocabulaire. « Je déteste le mot "unisexe" ! Tout le monde a des bras et des jambes. Et pour le reste, on s’arrange. »

Mais Chanel, qui a laissé à Karl les rênes libres pendant tant d’années, a commencé à s’inquiéter peu de temps avant sa disparition de ce qu’il pourrait dire publiquement. En 2018, le couturier ne donnait presque plus d’interviews après ses défilés. En mai de cette année-là, il a menacé de rendre sa citoyenneté allemande, déclarant qu’il ne voulait pas faire partie « de ce club de néo-nazis » qui venait de laisser un parti d’extrême droite entrer au parlement. Il rendait responsable la politique laxiste d’immigration d’Angela Merkel. […]

Karl Lagerfeld était l’un des derniers électrons vraiment libres. Dans le monde du luxe, personne, à part lui, ne se permettait d’exprimer le moindre point de vue ou d’évoquer des sujets politiques. Sa candeur et ses convictions relevaient de l’héroïsme. Karl ne donnait jamais de réponse banale, quelle que fût la question. D’ailleurs, à la question – assez banale – sur ce qui le rendait heureux, le créateur allemand m’avait répondu : « Ça, c’est une question bien trop ambitieuse que je ne me pose pas. Vous savez, je suis dans une très bonne position. J’ai des contrats à vie avec Fendi, avec Chanel, je peux faire ce que je veux, quand je veux, où je veux. C’est très rassurant. D’ailleurs, me virer coûterait plus cher que de me garder, alors… Et puis, je suis plus facile que les autres. Je n’ai pas un ego surdimensionné. Je suis quelqu’un de facile avec qui travailler. » Karl Lagerfeld adorait son métier. Il le faisait depuis si longtemps. Il savait exactement ce qui allait marcher. On pouvait lui faire confiance. Il avoue avoir eu dans sa jeunesse un ego démesuré. Puis, à partir d’un certain âge (on ne saura jamais quand), il est devenu plus humble.

L’une des clés du succès dans le luxe, testée et approuvée par Karl Lagerfeld, est le renouvellement perpétuel d’une même idée. Depuis son arrivée chez Chanel en 1983, le couturier a toujours su rester fidèle à l’univers de la créatrice tout en lui donnant une interprétation contemporaine. Être dans l’air du temps tout en préservant l’héritage. Tout est une question de dosage. Selon Yves Saint Laurent, la mode « n’est pas tout à fait un art mais elle a besoin d’un artiste pour exister ».

Coco Chanel, elle, pensait, comme Paul Poiret, que la créativité signifiait être en accord avec son temps et anticiper celui à venir. Pour Mademoiselle Chanel, « la mode n’existe pas seulement dans les robes, la mode est dans l’air, c’est le vent qui l’apporte, on la pressent, on la respire, elle est au ciel et sur le macadam, elle est partout. Elle tient aux idées, aux mœurs, aux événements ». […]

Pour Karl, rien n’était impossible. Il visait toujours très haut. Tout devait être à ses normes à lui, c’est-à-dire hors norme. « Karl dit que nous devons faire des choses inimaginables », m’expliquait Hubert Barrère, corsetier, brodeur et directeur de la création chez Lesage, l’une des maisons qui appartiennent à Chanel. Karl Lagerfeld avait toujours refusé d’écrire ses mémoires ou de participer à des rétrospectives. Les seules choses qu’il acceptait de publier étaient ses photos, ses dessins et quelques pensées. Il a beaucoup travaillé avec la maison d’édition allemande Steidl et signé un best-seller sur la vie de Choupette, son sacré de Birmanie aux yeux azur.

Karl Lagerfeld ne s’intéressait qu’au présent et à ce qui allait se passer le lendemain. Il fuyait le passé comme l’ennui. « Vous savez, je ne suis pas très calé dans la rétrospective. Surtout pas dans ma propre rétrospective. Je suis dans l’instant. Je connais mieux les histoires des autres que les miennes. Les miennes, je n’y pense jamais. Quand vous commencez à parler des bons vieux jours, moi, je m’en vais. Quelle horreur ! »

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