Les vitrines poétiques et fastueuses de Leila Menchari racontaient des histoires dépassant l’imagination, mettant en scène des objets surprenants qu’elle concevait ou chinait dans les brocantes, bazars et antiquaires aux quatre coins du monde. Ses installations audacieuses étaient souvent composées de matériaux nobles et précieux : soieries, céramiques, plumes, coquillages, plantes exotiques, fleurs séchées, pierre et verrerie, marbre et bois… On se souvient encore d’animaux fantastiques tels qu’un rhinocéros blanc gainé de cuir d’autruche avec une corne et des ongles recouverts de feuilles d’or, ou encore d’un cheval suspendu dans les airs, fabriqué avec des fleurs séchées. Leila Menchari, conteuse hors pair, avait toujours refusé de vendre ses objets extraordinaires. La maison Hermès les conservait précieusement une fois remisés.
Un des mondes imaginaires de Leila Menchari dans la vitrine du vaisseau amiral de la rue du Faubourg Saint-Honoré
« J’essaye de maintenir des visions que seul le pouvoir des rêves peut suggérer. M’élever au-dessus des frontières du rationnel, aller au-delà du visible », écrit-elle à Jean-Louis Dumas, président charismatique d’Hermès de 1978 à 2006. « Ils m’ont traité comme l’un des membres de leur famille, et je les considère encore aujourd’hui comme tels », confie-t-elle à propos de Jean-Louis Dumas et de sa femme Rena. Ils fêtaient Noël ensemble et voyageaient en Asie, en Inde et en Afrique. À son tour, Leila Menchari jouait les hôtesses dans sa maison de Hammamet, dans sa Tunisie natale, où Jean-Claude Ellena, nez d’Hermès, puisera son inspiration pour la création du parfum Un Jardin en Méditerranée.
Comme tout artiste et créateur invité à travailler pour Hermès, Jean-Louis Dumas avait toujours donné carte blanche à Leila Menchari. « J’ai toujours pu dire ce que je voulais », affirmait-elle avec fierté. À chaque inauguration de vitrine, les rideaux tombaient, on sablait le champagne. Leila Menchari installait quatre décors par an, inspirés par le thème de l’année en cours, choisi par Jean-Louis Dumas. « Chaque décor avait ses couleurs, ses récoltes, son ambiance, sa température, sa lumière. Chaque nouvelle saison renouvelait le décor : lumières blanches de l’été, rousses de l’automne, givrées de l’hiver et fraîches du printemps », explique-t-elle dans le livre Leila Menchari, la Reine Mage, coédité par Hermès et Actes Sud en 2017, année d’une rétrospective majeure de ses vitrines au Grand Palais.
Axel Dumas, actuel président d’Hermès, et neveu de Jean-Louis Dumas, décrit avec poésie les mondes imaginaires de Leila Menchari dans le même ouvrage : « Coloré comme un champ de fleurs, chaud comme un désert, riche comme une oasis, chacun de ces mondes diffusait un parfum de conte oriental où se nichaient des animaux fantastiques, des végétaux vivaces et odorants, des naïades alanguies ou l’immense pied ailé de quelque dieu antique ».
Leila Menchari était un être libre, profond et multidimensionnel. Les ongles impeccablement faits, les yeux très maquillés, les cheveux parfaitement arrangés, elle trônait dans le cabinet de curiosité qui lui servait de bureau lors de ses interviews. Les murs étaient gainés de cuir d’autruche et de bois d’orme. Sur des étagères, un crâne en organza blanc, des sacs Kelly et Birkin en biscuit, plastique ou tulle – toutes les matières sauf du cuir. Dans un coin, se dressait une table d’architecte que feu Robert Dumas, père de Jean-Louis, lui avait offerte. De nombreuses photos d’elle plus jeune, avec ses yeux en amande, son grand front, et son allure orientale. Elle aurait pu être le fruit d’une nuit d’amour entre un sphinx et Romy Schneider. On la voit souvent aux côtés de Jean-Louis Dumas, souriant éternellement.
Âgée de plus de 80 ans, ne travaillant plus qu’occasionnellement pour Hermès sur des projets tels que la présentation de collections de bijoux, Leila Menchari gardera longtemps son bureau chez Hermès. « Leila est un électron libre. Elle vit en dehors des hiérarchies et des règles normales », explique Christian Blanckaert, qui dirigea la branche française et internationale du groupe pendant des années. Du temps où il travaillait chez Hermès, Christian Blanckaert avait osé lui suggérer de mettre dans ses vitrines des produits qui avaient besoin de se vendre mieux. Elle lui avait rétorqué : « Personne ne me dit ce que je dois mettre dans ma vitrine ».
Leila assise dans le jardin de sa maison à Hammamet, en 1970
Fille d’avocat et arrière-petite-fille du dernier sultan du Tuggurt, Leila Menchari est arrivée à Paris à l’âge de 18 ans pour étudier à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts. Une amie lui a conseillé de montrer ses dessins à Annie Baumel, une Parisienne par excellence, alors en charge des vitrines et des décorations de la maison Hermès. Lors de leur première entrevue, Annie Baumel dit à Leila Menchari : « Vous, vous êtes une rêveuse. Alors, dessinez-moi vos rêves ! » La jeune artiste savait qu’une telle offre ne se présenterait pas deux fois. Après avoir examiné son travail, Annie Baumel dit à Robert Dumas, encore aux commandes : « Leila dessine très bien. Je souhaiterais la garder ». Et il en fut ainsi. Leila Menchari fut embauchée en 1961 et petit à petit, ses responsabilités s’élargiraient jusqu’à ce qu’elle remplace Annie Baumel et prenne en charge les vitrines de la boutique emblématique. « Nous sommes nombreux chez Hermès à avoir beaucoup appris auprès de Leïla », explique Pierre-Alexis Dumas, actuel directeur artistique de la maison, dans un communiqué de la maison publié le 5 avril. Et d’ajouter : « Elle nous a enseigné à regarder le monde par le prisme de la couleur. Elle était une conteuse sans égale qui enchantait le monde. Nous lui sommes infiniment reconnaissants pour tout ce qu’elle nous a transmis ».