Difficile de ne pas ne poser de questions au sujet du leadership de Richemont et de Cartier. Qui va prendre la tête de Richemont ? Qui va s’occuper de Cartier ? Pour l'instant, personne ne le sait.
De nombreux employés chez Richemont s'attendent à ce que dès la semaine prochaine, le groupe annonce que son directeur général actuel, Jérôme Lambert, soit remplacé par Cyrille Vigneron, PDG de Cartier. Il pourrait aussi bien choisir un duo avec lui et quelqu'un d'autre, qui pourrait être l'actuel directeur financier du groupe, Burkhart Grund.
Certains chez Richemont pensent que le remaniement pourrait prendre un certain temps, peut-être même des mois. Pas facile de trouver un consensus. Mais pour les actionnaires de Richemont et ceux qui suivent l'industrie du luxe, en réalité, celui qui dirige le groupe n'est pas le plus important. Ces dernières années, ce rôle, semble-t-il, n’a pas eu d'impact majeur sur la stratégie globale de Richemont.
Depuis sa nomination au poste de PDG en septembre 2018, Jérôme Lambert s'est davantage concentré sur les fonctions de soutien du groupe et sur le contrôle des budgets et des dépenses des marques, que sur le développement d’une vision à long terme et la mise en œuvre de réformes tant attendues par les collaborateurs. En outre, le PDG de Richemont ne s’occupe pas des deux maisons qui contribuent le gros des profits, de la valeur du groupe et de son chiffre d'affaires : Cartier et Van Cleef & Arpels (VCA).
Finalement, les actionnaires ne veulent savoir qu’une chose : qui dirigera Cartier si Vigneron devient le PDG du groupe. C’est la question à 30 milliards d'euros, ce chiffre étant une estimation de la valeur du joailler. Cartier est le numéro un mondial de la bijouterie, avec un chiffre d'affaires annuel estimé à 5,5 milliards d'euros. Cyrille Vigneron est un homme intelligent et un organisateur sensationnel. Mais c'est aussi un intellectuel, un cérébral, féru d’idées nouvelles et de concepts abstraits. De nombreux collègues se plaignent, à huis clos, qu'il est parfois difficile de comprendre ce qu'il dit - ce qui ne peut pas être une très bonne chose quand on gère une marque de la taille et de l'importance de Cartier. « Cyrille est un homme merveilleux, très intelligent, mais il est déconnecté des gens et des marchés », déclare un ancien cadre supérieur de LVMH qui connait Vigneron depuis de nombreuses années.
PANTHÈRE CONTRE FÉE
Nicolas Bos, en revanche, est décrit en interne comme clair et pragmatique. Ses équipes comprennent parfaitement son langage et ses ambitions pour la marque. Les troupes de Nicolas Bos savent qu'elles doivent utiliser la même feuille de route, composée par Nicolas Bos, le président et directeur de création de la marque.
Dans le secteur du luxe, une marque dirigée par un bon « cerveau droit et cerveau gauche » représente un atout majeur. Souvenons-nous de Giorgio Armani par exemple. Le succès dépend beaucoup du respect, de la confiance mutuelle et de la complicité entre le créatif et le PDG. L’un des duos les plus emblématiques était celui formé par Pierre Bergé et Yves Saint Laurent. Et les choses se passent encore mieux lorsque le rôle de créatif et de bon gestionnaire est rempli par une seule et même personne.
Nicolas Bos se concentre principalement sur la création chez Van Cleef & Arpels et délègue tout ce qui concerne la gestion à ses lieutenants. C’est lui qui décide de chaque nouvelle collection, de l’histoire qu'elle va raconter, de la manière dont la maison la présentera, et du lieu où elle sera lancée. Ses équipes lui font totalement confiance et exécutent rigoureusement ses plans. « Les gens chez VCA ne sont pas encouragés à avoir des idées ou à prendre des initiatives. Tout est décidé par Nicolas, et nous devons faire ce qu'on nous demande et rien d’autre - mais ce système fonctionne bien », affirme un ancien responsable de VCA qui vient de prendre sa retraite. « Nicolas est l'empereur. Il est admiré en interne, seulement parfois, on a l'impression qu'il est sur un nuage. » Nicolas Bos, le directeur créatif de VCA depuis plus de dix ans, a pris les rênes de la présidence en 2013 après avoir dirigé le marketing et les opérations nord-américaines de la maison.
L'une des principales raisons du succès de Van Cleef est la cohérence de ses créations. Celles-ci sont en harmonie avec les valeurs et l'univers de la maison. Ses bijoux s’inspirent de légèreté, de la fraîcheur du printemps, de fées, de contes et de mondes imaginaires. Ce sont des ballerines, des fleurs, des animaux adorables et inoffensifs, tels que des perroquets, des pandas et des tortues. Les bijoux, tous fabriqués en France, sont souvent asymétriques. Parmi les bestsellers, il faut citer les collections Perlée et Alhambra, autour du thème du trèfle, symbole de chance. Le joailler français n'engage jamais de célébrités pour les promouvoir.
L'univers de Cartier est à l'opposé de celui de Van Cleef & Arpels : tapageur et « bling, bling ». Il faut que ça brille. Son animal fétiche est la panthère, introduite par la directrice de création Jeanne Toussaint au début du XXe siècle. Les bijoux de Cartier sont plutôt carrés et symétriques. Ses bestsellers sont Love (une ligne horizontale à l'intérieur de la lettre "O"), Juste un Clou et Trinity. La marque s'appuie sur des célébrités, comme l'acteur Jake Gyllenhaal, pour promouvoir sa montre classique Santos.
L'atmosphère chez Cartier est également très différente de celle de Van Cleef, selon ceux qui ont travaillé pour les deux maisons. Si chez VCA, il y a un esprit de corps, une certaine « bienveillance », chez Cartier, on sent beaucoup plus de rivalité entre les individus clés et leurs équipes. Les relations ont tendance à être plus agressives. « Chez Cartier, vous avez vraiment l'idée de meutes, les unes contre les autres », a déclaré à Miss Tweed, sous couvert d'anonymat, un cadre supérieur qui a travaillé chez les deux maisons. De plus, contrairement à VCA, où Nicolas Bos est maitre de la création, chez Cartier, cette responsabilité est divisée selon les collections. « Chez Cartier, il faut aller vite, ce qui peut être fatigant, alors que chez Van Cleef, l'atmosphère est beaucoup plus tranquille, presque trop tranquille », ajoute ce responsable. Le dirigeant a quitté VCA pour rejoindre Cartier et se donner un nouveau défi, puis a démissionné au bout de quelques années, ne supportant plus l’ambiance et la culture d'entreprise de la maison.
En outre, les employés de Cartier sont généralement mieux rémunérés que ceux de VCA. Selon plusieurs sources, ceux qui ont travaillé de longues années pour Van Cleef, ne bénéficient que de modestes augmentations annuelles, de l’ordre de 1,5 % par an. Par exemple, certaines personnes dans le département communication ou marketing de VCA, ont un salaire de base annuel de 60 000 à 65 000 euros par an - ce qui est relativement bas par rapport à la concurrence. Les subordonnés directs de Nicolas Bos sont généreusement rémunérés, mais pas tous ceux qui se trouvent en dessous d'eux. Nicolas Bos lui-même est l'un des PDG les mieux payés de l'industrie du luxe, si ce n'est le mieux payé. Le rapport annuel montre que sa rémunération a atteint 9,2 millions de francs suisses pour l’année écoulée, alors que la maison ne réalise un chiffre d'affaires annuel estimé que de 1,5 milliard d'euros. En comparaison, Jérôme Lambert, lui, a gagné 8,5 millions de francs suisses et Cyrille Vigneron quelque 7,1 millions de francs suisses. Le directeur général de LVMH, Antonio Belloni, a reçu 5,5 millions d'euros (mais il possède une bonne pile d'actions LVMH), et le groupe de l’Avenue Montaigne a généré 53 milliards d'euros de revenus l'année dernière - soit 3,7 fois le chiffre d'affaires de Richemont et 35 fois celui de Van Cleef & Arpels.
QUI DIRIGERA CARTIER ?
Alors que beaucoup aimeraient voir Cartier engager un patron de l’extérieur pour apporter un regard neuf, plusieurs successeurs potentiels s’alignent en interne. Parmi eux, Emmanuel Perrin, responsable des horlogers spécialisés des marques IWC et Panerai, et Renaud Litré, directeur commercial international de Cartier. Si Cyrille Vigneron devient PDG de Richemont, il mettra à profit ses compétences organisationnelles, unanimement appréciées. Mais passer le relai ne sera pas une tâche facile. Cartier doit se poser des questions désagréables - ce qu'il ne semble pas faire pour l'instant - car la concurrence venant de LVMH va s'intensifier. LVMH a fait monter en gamme Bulgari avec brio et fera sans doute de même avec Tiffany & Co.. L'acquisition semble avancer, que le LVMH soit capable ou non de renégocier le prix.
De plus, Cartier doit résoudre ses problèmes de production. L'année dernière, les boutiques ont manqué de stock après le lancement de la nouvelle collection Clash, composée de minuscules pointes et de crampons pyramidaux. Cartier doit également insuffler plus de nouveauté et de dynamisme, selon les analystes, sinon les clients iront dépenser leur argent ailleurs. Certains estiment que le chiffre d'affaires annuel de la marque devrait se situer bien au-dessus des 5,5 milliards d'euros comme c'est le cas actuellement, soit plutôt 8 milliards d'euros. Certains analystes reprochent à Cartier de trop s'appuyer sur ses bestsellers, que les asiatiques, avides d’attributs du succès, continuent de se procurer malgré les augmentations successives de prix. Il est révélateur que le site web de la maison, qui en outre parait un peu triste, fasse la promotion de ses « classiques » plutôt que de ses nouvelles collections, sauf le site en Amérique qui met en avant les bijoux Clash sur sa page d'accueil. Si Cyrille Vigneron quitte son poste, Cartier aura été dirigé par quatre hommes différents au cours des dix dernières années. Il y a eu Bernard Fornas, puis Stanislas de Quercize de 2012 à 2015, et Cyrille Vigneron depuis 2016. La balle est maintenant dans le camp de Johann Rupert. L'avenir de Richemont est entre ses mains.
(Photo montage par Ayumi Kan)