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Worth: inventer la Haute Couture

By Catherine Lebrun
29 July 2025
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Si vous êtes à Paris cet été, ne manquez pas l’exposition « Worth, Inventer la haute couture », qui se tient jusqu’au 7 septembre au Petit Palais. Elle présente le travail de Charles Frederick Worth (prononcez « Wort »), inventeur de la haute couture et du système de collections moderne. L’exposition propose un voyage dans le temps, à travers une impressionnante collection de dessins, de tableaux et de robes d’époque que l’on ne reverra pas de sitôt. L’histoire de la maison couvre quatre générations, du milieu du 19e siècle jusqu’à sa fermeture en 1956.

UN ANGLAIS À PARIS

Né en Angleterre en 1825, Charles Frederick Worth travaille chez deux marchands de textiles londoniens avant de tenter sa chance à Paris en 1846. Il est engagé comme premier commis chez Gagelin, un marchand de textiles et de robes réputé, où il fait preuve d’audace à la vente de soieries, châles, robes et manteaux produits en série avant d’être adaptés à chaque cliente. Worth innove car il ne se contente pas de vendre des tissus, il les présente d’une façon à les rendre désirables, ce qui est nouveau pour l'époque. En 1851, il y rencontre Marie Vernet, qui deviendra sa femme et son premier mannequin. L’année suivante, Napoléon III prend le pouvoir et transforme Paris avec le baron Haussmann. En 1853, Worth s’associe avec ses employeurs.

PÈRE DE LA HAUTE COUTURE

Visionnaire, Worth quitte Gagelin et fonde la maison Worth et Bobergh en 1858, avec un associé suédois, au 1er étage du 7 rue de la Paix. Il donne corps à ce qu’il considère être une maison de couture : un lieu réunissant un studio, un atelier et une boutique. À cette époque, de nombreux couturiers et joailliers, dont Cartier, investissent le quartier de la place Vendôme.

En 1870, Worth se sépare de son associé. Sa maison ne porte plus que son nom et incarne le raffinement et le savoir-faire français. La princesse de Metternich, épouse de l’ambassadeur d’Autriche en France, porte ses créations et lui offre une visibilité inespérée, en particulier auprès de l’impératrice Eugénie. Cette dernière devient l’une de ses plus célèbres clientes et une importante mécène de la création en France.

Pendant le Second Empire (1852-1870), une période faste sur le plan politique et économique, l’opulence des fêtes données à la cour attire l’aristocratie européenne et les nouvelles figures de l’ère industrielle et des colonies françaises et britanniques.

Au 19e siècle, les toilettes féminines se composent de robes à crinoline et de jupons volumineux qui entravent les mouvements. Une femme bien née change de toilette quatre à cinq fois par jour selon ses occupations : une aubaine pour les couturiers. Tenues de jour, robes d’après-midi appelées tea gowns, manteaux d’opéra, robes de bal, robes du soir, capes du soir, travestissements pour les bals costumés. L’exposition présente de nombreuses pièces à côté du portrait des célébrités qui les ont portées.

Worth jette les bases de la haute couture. Il présente des collections dans ses salons et personnalise les modèles pour ses clientes. C’est lui qui propose et impose ses créations à la cliente, pas l’inverse.

Worth introduit une robe avec jupe et corsage interchangeables. Pour le jour : manches longues et col haut. Pour le soir : corsage et décolleté sans manche. La robe à crinoline remplace les multiples jupons lourds et la robe à tournure, qu’on appelle pouf ou faux-cul, voit le jour. Les robes sont ornées de franges de soie et de broderies. Worth pratique des prix exorbitants et n’utilise que les meilleurs tissus. Il fera le bonheur des maisons de soie de Lyon, comme Tassinari & Chatel, détenue aujourd’hui par la maison Lelièvre.

La maison Worth rivalise avec Paquin, au 3 rue de la Paix, Boué Sœurs, au 9, Doucet, au 21, et, à partir de 1899, Cartier, joaillier, au 13 rue de la Paix.

En 1898, les familles Worth et Cartier se rapprochent avec le mariage de Louis-François Cartier, le fondateur de la fameuse maison de joaillerie, et d’Andrée Caroline Worth, l’héritière de la maison de couture. En 1907, Suzanne Cartier, petite-fille de Louis-François Cartier, épouse Jacques Worth, petit-fils de Charles Frederick. Les deux maisons collaborent à de nombreuses reprises, notamment pour le couronnement du roi du Royaume-Uni Édouard VII, en 1902.

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Worth cultive son image. Son portrait le plus connu, photographié par Nadar en 1892, le montre moustache imposante, coiffé d’un béret en velours, vêtu d’une blouse ornée d’un foulard noué façon lavallière et d’un manteau ample en velours, brodé de fourrure au col.

LA DEUXIÈME GÉNÉRATION

Worth s’éteint en 1895 et laisse ses deux fils, Jean-Philippe et Gaston, aux commandes. Ils ont rejoint l’entreprise familiale depuis quelques années et ont chacun leur rôle : Jean-Charles à la création et Gaston à la gestion.

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En 1896, Jean-Philippe crée la robe aux Lys de la comtesse Greffulhe, une fidèle cliente de Worth, confectionnée dans une soie en satin vert et motifs de velours bleu. Ce modèle est exposé et retournera dans les réserves dans un souci de préservation, conservation et transmission.

La comtesse Greffulhe, à laquelle le Palais Galliera a consacré une exposition en 2015, aurait inspiré à Marcel Proust le personnage de la duchesse de Guermantes dans son roman« À la recherche du temps perdu ».

L’exposition met en avant des robes de clientes prestigieuses, dont l’aristocrate sicilienne Franca Florio et la vice-reine des Indes, Lady Curzon. Ces clientes immortalisées dans leurs plus belles robes Worth ont pris la pose pour les peintres Carolus-Duran, Antonio de La Gandara, Louise Catherine Breslau et le caricaturiste et photographe Nadar.

Jean-Philippe et Gaston poursuivent l’œuvre de leur père, tout en s’adaptant aux changements sociétaux et politiques du 20e siècle. Le succès est toujours au rendez-vous, comme l’atteste le magazine de l’époque Le Vrai et le Faux Chic : « Ils (les frères Worth) continuent la tradition de leur noble maison en la rajeunissant d’une fantaisie moderne ».

En 1901, Gaston recrute le jeune créateur Paul Poiret pour faire évoluer le style Worth. Mais la collaboration ne durera que deux ans. Poiret part fonder sa propre maison, sur fond de désaccord stylistique avec Jean-Philippe.

Le style Worth évolue et s’affranchit peu à peu des codes vestimentaires du fondateur et de son époque, pour proposer un vestiaire dans l’air du temps. Pendant la Première Guerre mondiale, la maison Worth se transforme en hôpital. Elle ne reprendra ses activités qu’à la fin de la guerre.

LA TROISIÈME GÉNÉRATION

Jacques et Jean-Charles Worth rejoignent l’entreprise familiale au début des années 1920. Ils prennent la relève de leur père, Gaston, disparu en 1924, et de leur oncle, Jean-Philippe, mort en 1926.

Les « Années folles » voient apparaitre une allure longiligne et fluide, se débarrassant du corset qui limite le mouvement et impose souffrance et problèmes de santé aux femmes depuis des siècles. Worth s’adapte à cette modernité. En avril 1924, Vogue France écrit que « l’une des plus anciennes maisons de couture est néanmoins l’une de celles qui ont su le mieux non seulement s’adapter au goût moderne, mais encore le devancer et l’inspirer, telle est la meilleure définition de Worth ». L’Illustration des modes publie de nombreuses silhouettes caractérisées par la légèreté des matières, mais aussi par une fluidité et un confort inédits.

Alors que Chanel introduit son parfum N°5 en 1921 et Schiaparelli son S en 1929, Worth lance sa première fragrance, Dans la nuit, en 1924, dans un flacon en cristal signé René Lalique, tout en rondeur, bleu nuit, orné d’étoiles. Entre 1925 et 1933, la maison lance plusieurs parfums : Vers le jour, Sans Adieu, Je Reviens et Vers Toi.

La maison commence à photographier ses modèles pour les déposer et protéger sa propriété intellectuelle. Ces dépôts, aujourd’hui versés aux Archives de Paris, constituent un témoignage inestimable du style de Jean-Charles Worth. Libérant corps et taille, il définit une nouvelle silhouette. Gabrielle Chanel fera de même avec un style sport chic, des matières fluides, de la maille et des tailleurs.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, la Maison Worth est à nouveau transformée en hôpital.

L’APRÈS-GUERRE ET LE DÉCLIN

Après la Seconde Guerre mondiale, les rationnements continuent, y compris pour les tissus. Les clientes de la haute couture se font plus rares et les créations de Worth ne sont plus adaptées aux besoins vestimentaires. En 1941, après le décès de Jacques Worth, ses fils Roger et Maurice prennent la direction de la maison.

Christian Dior présente sa première collection en février 1947, auréolée de succès avec son fameux New Look. Roger Worth, arrière-petit-fils du fondateur, prend sa retraite en 1952. La maison est cédée à Paquin en 1954 et devient Paquin-Worth, mais ferme ses portes en 1956.

LE STATUT DE HAUTE COUTURE

Worth ne peut être dissocié de l’histoire de la Chambre syndicale de la couture parisienne, qui devint la Fédération de la haute couture et de la mode (FHCM) en 2017.

La Chambre syndicale de la haute couture est fondée en 1911 sur les bases d’une première organisation, initiée par Charles Frederick Worth en 1868, la Chambre syndicale de la confection et de la couture pour dames, destinée à protéger contre les copies. En 1913, Jacques Worth devient, au côté de Paul Poiret, membre actif du Syndicat de défense de la grande couture française et des industries s’y rattachant, pour la défense des créations des maisons de couture des copies non autorisées. Le couturier Lucien Lelong a œuvré à sa défense pendant la Seconde Guerre mondiale, empêchant le transfert des maisons et de leur savoir-faire à Berlin, souhaité par les autorités allemandes.

Depuis 1945, l’appellation haute couture est protégée par la loi. Seules les maisons agréées par une commission dédiée peuvent s’en prévaloir. Elle répond à des critères précis, dont le travail à la main réalisé dans les ateliers maison, l’un spécialisé dans le flou, l’autre dans le tailleur. Il faut présenter au moins 25 modèles par défilé, avoir un salon dédié pour recevoir les clientes et réaliser des pièces uniques sur-mesure.

Plus vivante que jamais, la haute couture est un terrain d’expression et de créativité inépuisable, qui participe au rayonnement des savoir-faire, de l’artisanat et du luxe français.

L’exposition Worth a bénéficié du soutien de Chanel, qui présente des collections haute couture depuis plus d’un siècle. Son nouveau directeur artistique, Matthieu Blazy, dévoilera sa première collection de prêt-à-porter en septembre et celle de haute couture en janvier 2026.

(Édité par Rémi Dunbar, photos par Astrid Wendlandt)

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