Les employés de Richemont se sont pris une volée de bois vert de la part de leur président Johann Rupert lors de conférences téléphoniques la semaine du 15-19 juin. Le patron du groupe propriétaire de Cartier a clairement indiqué qu'il refusait d'agir sous la pression et de procéder aux changements de culture d’entreprise et de management que son personnel attendait.
Au cours d'une conférence téléphonique vendredi, ouverte à quelque 3 000 cadres, Johann Rupert a souligné que le directeur général de Richemont, Jérôme Lambert - que beaucoup pensaient sur le point de partir - resterait à son poste, du moins pour l'instant, ont déclaré trois personnes à Miss Tweed sous couvert d'anonymat. Johann Rupert a également demandé à ses dirigeants d'arrêter de gémir et de se concentrer sur leur travail.
Le personnel de Richemont est fatigué de la façon dont Richemont est géré, ont déclaré plusieurs cadres du groupe, qui ne souhaitent pas être identifiés. Beaucoup d'entre eux n’ont plus envie de mouiller leur chemise pour le milliardaire sud-africain de 70 ans qui, selon eux, est devenu bien trop déconnecté de la vie quotidienne du groupe et de ses maisons. Et la pagaille au sujet des primes et des salaires, qui ont d'abord été réduits puis intégralement rétablis, n'a pas aidé le moral des troupes.
Philippe Fortunato, qui a quitté en mars dernier son poste de PDG de la maison Givenchy, a été nommé cette semaine patron de la division mode de Richemont, dont font partie les maisons Chloé et Alaïa. Il sera sous les ordres de Jérôme Lambert, a indiqué Johann Rupert lors des conférences téléphoniques.
Johann Rupert a de nombreuses qualités, mais désamorcer les crises et prendre des décisions importantes n'ont jamais été son fort. Un autre problème est que ses éminences grises, tous des retraités (un autre souci en soi), lui soufflent des conseils différents sur ce qu'il devrait faire. Johann Rupert a besoin de temps pour peser le pour et le contre de chaque scénario. Le pouvoir isole. Ceux qui ont du pouvoir chez Richemont ne sont pas les membres de son conseil d'administration ou les patrons de ses marques. Tout le monde le sait. Ce qui compte, c'est qui a l’oreille et la confiance de Johann Rupert. Comme dans toute entreprise humaine, celui qui a le pouvoir d’influencer le patron commande le bateau. Le mot « éminence grise » vient du moine bénédictin connu sous le nom de Père Joseph qui était le confident et le conseiller du cardinal de Richelieu, ministre d'État du roi de France Louis XIII. Vêtu d’une robe de bure grise, Père Joseph était appelé « l'éminence grise » de Richelieu et l'expression est restée pour décrire le conseiller secret d'une personnalité publique.
TROIS ÉMINENCES GRISES
Johann Rupert s'appuie sur trois éminences grises. Chacun a son propre agenda, son style et ses méthodes. Ils ne nomment Alain-Dominique Perrin, Bernard Fornas et Richard Lepeu – tous trois des anciens patrons de Richemont et de Cartier qui ont bâti le groupe avec Johann Rupert et dont plusieurs membres de leur famille travaillent ou ont travaillé pour Richemont. Chacun a son clan. Ils encadrent leurs protégés et manœuvrent habilement pour les placer à des postes clés au sein du groupe et de ses vingt marques. Leurs protégés, en échange, les tiennent informés de ce qui se passe. Et chaque éminence grise revient vers Johann Rupert pour lui donner son point de vue et ses conseils sur la marche à suivre.
Les trois hommes ont quitté le conseil d'administration mais continuent de conseiller le groupe et Johann Rupert. Le mieux payé et le plus formellement associé au groupe en tant que consultant est Alain-Dominique Perrin, sans qui Richemont n'existerait pas tel qu’il est. Alain-Dominique Perrin touche 5 millions de francs suisses pour ses conseils - plus que Sophie Guieysse, la directrice des ressources humaines évincée, payée 3,06 millions de francs suisses. Alain-Dominique Perrin joue un rôle stratégique dans le groupe Richemont. Il est « l'œil » du groupe pour tout ce qui concerne le design des produits, la communication et les campagnes de marketing.
Leader né, ADP est le premier à avoir démocratisé le luxe en le rendant accessible. Il a ressuscité Cartier avec Les Must de Cartier dans les années 1970 à 1990, un succès fulgurant qui a donné à Richemont la puissance de feu financière pour faire des acquisitions dans l’horlogerie, la joaillerie et la mode. Perrin était le patron de Richemont de 1999 à 2003, puis il est resté impliqué en tant que membre du conseil exécutif, et ensuite en tant que membre du conseil non exécutif. Alain-Dominique Perrin, qui a quitté le conseil en 2016, est sans doute la figure la plus influente des trois éminences grises. Contrairement à Johann Rupert, il est capable de prendre des décisions rapidement, une qualité que le président de Richemont admire. « ADP est considéré comme le "parrain" du groupe », a déclaré un ancien collaborateur de Cartier. « ADP est vraiment le plus proche de Johann. Ils ont un pacte et Johann sait qu'ADP ne le trahira jamais. »
LES CLANS
Il existe donc trois clans distincts chez Richemont : « les Fornasiens », « les Lepeusiens » et « les ADP ». Dans le clan ADP, on trouve tout d'abord son neveu Emmanuel Perrin, qui siège au comité exécutif et qui a travaillé de nombreuses années pour Cartier. Il dirige aujourd'hui la division horlogerie de Richemont, qui comprend Panerai, Jaeger-LeCoultre et Piaget pour ne citer que ces maisons. Cette semaine, plusieurs cadres supérieurs de Richemont ont signé une lettre cinglante envoyée à Johann Rupert, que le blog Business Montres a publiée. Dans cette lettre, ils critiquent les méthodes et le bilan d’Emmanuel Perrin et le supplient de ne pas le nommer à la tête de Cartier si Cyrille Vigneron prend la place de Jérôme Lambert.
Il y a aussi Anne Dellière, directrice du marketing et du planning stratégique de Richemont. Fidèle à ADP et à Johann Rupert, elle est très respectée chez Richemont. Certains ne comprennent pas pourquoi elle n'a jamais siégé au comité exécutif de Richemont ou pris la tête de l'une des marques du groupe. Son mari, Jean Bienaymé, est responsable du département marketing et communication de Van Cleef & Arpels. Un autre membre du clan ADP est Bérangère Perrin, sa fille basée à Miami, qui s'occupe des relations clients de Cartier pour l'Amérique latine et les Caraïbes, et dont la mère a aussi travaillé pour Cartier. Sonia Perrin, autre fille d'ADP, s’est occupée pendant plus de dix ans de la communication et du développement de la Fondation Cartier pour l'art contemporain - la première fondation dédiée à l’art créée par une marque de luxe. ADP l'a fondée en 1984 pour protéger Cartier des intellectuels de gauche et de ceux qui soutenaient le projet de nationaliser un jour la maison. Aujourd'hui, Sonia Perrin dirige sa propre entreprise de communication. Elle a travaillé sur de nombreux projets, dont un pour Chloé, indique son compte LinkedIn.
Ensuite, il y a les « Lepeusiens » dont le plus connu est Cyrille Vigneron, directeur général de Cartier. Sa personnalité est similaire à celle de Richard Lepeu : cérébral, discret, excellent en matière de finances et d'organisation. Un autre « Lepeusien » est Renaud Litré, directeur commercial international de Cartier, un remplaçant potentiel de Cyrille Vigneron à la tête de Cartier. Et puis il y a les membres de la famille Lepeu : sa femme Pascale Lepeu, responsable des collections chez Cartier et qui a travaillé pour le groupe avant leur mariage, et sa nièce Valentine Lepeu, qui s'occupe du design des magasins chez Van Cleef & Arpels. Richard Lepeu est rusé comme un renard et ne dévoile jamais ni émotion ni intention. Il a pris sa retraite en 2017 mais siège toujours au conseil d'administration de la boutique de mode en ligne YOOX-NET-A-PORTER, qui fait partie du groupe. Richard Lepeu a rejoint Richemont en 1979. Après avoir dirigé Cartier et occupé les fonctions de directeur général et de directeur financier du groupe, il a été directeur général adjoint de Johann Rupert de 2010 à 2012. Avec Bernard Fornas, Richard Lepeu a piloté Richemont de 2013 à 2016, puis exercé seul cette fonction l’année suivante.
Lorsque Bernard Fornas et Richard Lepeu étaient aux commandes de Richemont, le duo fonctionnait bien, affirment plusieurs actuels et anciens dirigeants de Richemont. « Fornas était le front office et Lepeu le back-office », a déclaré un ancien manager de Richemont. « Les deux s'entendaient bien et géraient le groupe de manière efficace. »
Bernard Fornas, ex-Procter & Gamble, a rejoint Richemont en 1994 après avoir travaillé chez Guerlain, où il était en charge du marketing. Bernard Fornas s'est d'abord occupé du marketing de Cartier puis, après un passage chez l’horloger Baume & Mercier, il est devenu PDG de Cartier en 2002. Bernard Fornas a pris sa retraite en 2016 mais a gardé contact avec Johann Rupert et les affaires du groupe. C'est lui qui a appelé Johann Rupert le mois dernier pour lui parler des problèmes causés par Sophie Guieysse. Bernard Fornas lui a raconté qu’elle avait forcé Richemont à réduire de moitié les cotisations de retraite de ses employés en Amérique du Nord, ont déclaré deux sources proches du dossier à Miss Tweed. Choqué par cette histoire, Johann Rupert lui a montré la porte, ce que lui conseillaient de faire ses autres conseillers dont ADP depuis longtemps.
Bernard Fornas a une personnalité forte. Comme ADP, il dit ce qu'il pense et fait confiance à son instinct. Mais Bernard Fornas n'a pas le même réseau de contacts que Perrin, qui comprend des célébrités, des artistes et des patrons du CAC 40. Certains dirigeants de Richemont décrivent Bernard Fornas comme un flibustier. C’est une forte et attachante personnalité. Il est aussi grand amateur de blagues. Ces temps-ci, Bernard Fornas passe beaucoup de temps avec ses chevaux en Normandie. Parmi les « Fornasiens » on peut citer Louis Ferla, qui dirige l'horloger Vacheron Constantin, Christoph Grainger-Herr, patron de la marque sœur IWC, et Grégoire Blanche, qui dirige Cartier en Europe. Céline Fornas Vincens, sa nièce, s’occupe de communication internationale de Cartier.
La meilleure décision que Johann Rupert pourrait prendre serait de rompre ses liens avec les anciens et d’écouter beaucoup plus les jeunes et les indépendants du groupe et de prendre en compte leur avis. Mais changer ses vieilles habitudes et s’éloigner de ses éminences grises ne sera pas facile. En cela réside le plus grand défi de Richemont.
(Photo montage par Claire Laude, www.clairelaude.com)