Le dialogue créatif entre la mode et l’art prend une toute autre dimension avec Elsa Schiaparelli. Il apporte un supplément d’âme et une fraîcheur originale au travail de la couturière, célèbre pour ses robes audacieuses et son parfum « Shocking ». Inaugurée début juillet en présence du tout-Paris de la mode, l’exposition Shocking ! L'univers surréaliste d'Elsa Schiaparelli au Musée des arts décoratifs de Paris rend un hommage exceptionnel à la créatrice.
C’est la première exposition consacrée à la créatrice depuis vingt ans dans la capitale française, sa ville de cœur où elle élut domicile au début des années 1920. L’exposition rassemble des centaines d'illustrations, de robes et d’accessoires réalisés par Elsa Schiaparelli, ainsi que des sculptures, des bijoux, des parfums et des photographies de ses amis et contemporains : Man Ray, Salvador Dalí, Jean Cocteau, Meret Oppenheim et Elsa Triolet.
L’exposition offre une promenade dans le Paris des années 1920 et 1930, quand la Ville Lumière accueillait les âmes créatives du monde entier et leur offrait un refuge et une reconnaissance qui lança leur carrière. À travers ses robes et ses accessoires, Schiaparelli célèbre une liberté nouvelle, exprimée à cette époque par les dadaïstes et les fauves. Dans les années 1930, la créatrice rencontra le peintre surréaliste Salvador Dali. De leur amitié est née une série de collaborations fructueuses. L'une des pièces maîtresses de l'exposition est la robe Homard, l'une des créations les plus connues d’Elsa Schiaparelli.
Le crustacé était l’une des nombreuses obsessions du peintre espagnol. Il peignit sa muse et son épouse Gala avec un homard en guise de chapeau. D'origine russe, Gala était mariée au poète surréaliste français Paul Éluard lorsqu’elle fit la rencontre de Salvador Dali. L’artiste créa également un téléphone avec un homard à la place du combiné. La robe Homard fut adoptée par Wallis Simpson, une Américaine divorcée dont le mariage au roi d’Angleterre Édouard VIII le forçat à abdiquer et fit scandale.
Schiaparelli avait le génie de l'accessoire excentrique et du détail qui donnait à ses tenues toute leur audace. Que ce soit les boutons, les gants, les chapeaux, les chaussures ou les poches, rien n’était ordinaire. L'exposition rassemble une collection impressionnante de boutons en verre, en céramique et autre matériau, certains gravés avec un 'S', d’autres avec des formes et des couleurs inattendues. On découvre aussi les broderies d'Albert Lesage qui ornaient les tenues de Schiaparelli et leur donnaient ce raffinement et cette élégance inégalée. Aujourd'hui, Lesage fait partie des maisons de métiers d’art qui appartiennent à Chanel.
Schiaparelli introduisit le célèbre chapeau-chaussure conçu par Salvador Dali. Elle a également produit une impressionnante collection de gants. À l'exposition, des paires de bras jaillissent d'un mur, les uns habillés de gants rose pastel aux bouts en forme d’ongle en dentelle noire, les autres en velours vert émeraude gonflés le long des bras, une forme que la créatrice appelait « manches ballons ».

L'un des nombreux dessins d'Elsa Schiaparelli qui devinrent des tenues.
En entrant, les visiteurs découvrent des dessins de tenues qui recouvrent le mur et le sol et se reflètent dans des miroirs au plafond. Nombreux sont ceux qui furent confectionnés. Citons-en quelques-uns : la robe-squelette née de la passion que nourrissait Dali pour les os apparaissant d’un corps. Il y a aussi le tailleur à poches-tiroirs, une autre idée de Dali. Cependant, le peintre surréaliste ne fut pas la seule source d'inspiration de Schiaparelli.

Redingote brodée sur le modèle d'un dessin de Jean Cocteau.
Comme preuve de leur amitié, le poète et cinéaste Jean Cocteau offrit deux dessins à Elsa Schiaparelli qu’il considéra alors « comme le plus excentrique de tous les créateurs ». La couturière les reporta sur un manteau du soir et sur une veste de tailleur de la collection de l’automne 1937. Le trait continu du dessin brodé au dos du manteau produisit l’illusion d’une double image, celle de deux profils se faisant face et celle d’un vase posé sur une colonne cannelée et couronnée par un bouquet de roses. Le prénom Jean ponctué d’une étoile constituait la signature de Cocteau. Dans ses mémoires, Elsa le qualifie de surréaliste, une appellation que l'artiste français rejetait. Pour lui, son monde représentait un rêve éveillé, permettant de passer de l'autre côté du miroir comme par magie.
L'une des inventions les plus copiées d’Elsa Schiaparelli est l'imprimé journal. La créatrice a composé un collage d'articles sur ses collections, l’a fait imprimer sur de la soie et du coton et a produit de nombreuses écharpes, chapeaux et autres accessoires. On peut voir dans l'exposition une photo de l'artiste Joséphine Baker tenant un de ses foulards imprimés fraîchement descendue du paquebot Normandie. En 2000, le créateur John Galliano reprit l’idée et fit de l'imprimé journal sa marque de fabrique. Depuis, de nombreuses maisons ont a adopté le concept, dont Dior en 2020.
Au milieu des années 1930, Elsa Schiaparelli a lancé une série de parfums. Le plus célèbre est « Shocking », un mélange capiteux de magnolia, de patchouli, de vétiver et de musc. Son flacon est un buste féminin épousant les formes du sex-symbol américain Mae West, avec des fleurs à la place de la tête et présenté sous une cloche transparente. Les parfums deviendront la principale source de revenus de Schiaparelli après la faillite de sa maison de couture en 1954. Les banques n'étaient alors plus prêtes à financer ses pertes et à lui prêter davantage. Son univers fantasque et ses tenues décalées avaient du mal à trouver leur public dans l’Europe austère et dévastée après-guerre.
Lorsque Schiaparelli publia ses mémoires en 1954, celles-ci firent sensation. La créatrice décrivit sans filtre ses rencontres et ses expériences et y parle d'elle-même à la troisième personne. Un passage explique en partie pourquoi elle est devenue couturière : « Quand elle était enfant, Schiap était difficile. Cela n'a pas changé. Comme les gens ne cessaient de lui répéter qu'elle était laide et sa sœur jolie, elle a fini par le croire et a essayé de trouver tous les moyens possibles pour se rendre belle. » (Shocking. Souvenirs d'Elsa Schiaparelli, Denoël, 2022). De la douleur d'entendre constamment qu'elle était laide est née une volonté irrépressible de s'embellir. Schiaparelli raconte qu'enfant, elle a essayé de faire pousser des fleurs sur son visage pour se camoufler. Elle a planté des graines dans sa gorge, ses oreilles et son nez et a failli s’étouffer.
Il y a dix ans, le président de Tod's, Diego Della Valle, a relancé Schiaparelli. Il souhaitait la transformer en une maison de Haute et demi-couture, proposant à la fois du prêt-à-porter et des robes uniques. L'homme d'affaires italien a acheté les archives et le nom en 2006 et a attendu pendant six ans que le bail du 21 place Vendôme, où se trouvaient l'atelier et la boutique d’origine d’Elsa Schiaparelli, s’achève. La maison Schiaparelli loue désormais quatre étages, soit 800 mètres carrés, pour la conception, la présentation, l'ajustement, la fabrication et la vente de ses tailleurs et robes de haute couture. Diego Della Valle a investi massivement dans la remise en état de chaque étage, avant même de vendre son premier article.
Les salons accueillant les clients et la presse sont décorés de photos d’Elsa Schiaparelli, de dessins de Salvador Dali et de Jean Cocteau et de sculptures d'Alberto Giacometti. Diego Della Valle n'a jamais dévoilé l’ampleur de son investissement dans la maison de couture, ni la santé de ses comptes. Mais avec une adresse aussi prestigieuse et des investissements aussi importants, il est difficile de voir comment Schiaparelli peut gagner de l'argent. La maison est passée par plusieurs designers en dix ans. Elle semble avoir trouvé chaussure à son pied avec l’Américain Daniel Roseberry, arrivé en 2019. Depuis, la maison n'a cessé de monter en puissance. Lors de la cérémonie d'investiture du président américain Joe Biden en janvier 2021, Lady Gaga a chanté l'hymne national en Schiaparelli.
Elsa Schiaparelli déclarait : « Même si je suis pauvre, je ne prendrais pas une fortune pour mon Picasso. » Les propriétaires d'une robe Schiaparelli d’aujourd’hui diraient-ils la même chose ? Quelle que soit la réponse, l'exposition fait renaître le génie créatif d’Elsa Schiaparelli pour notre plus grand plaisir. Courez-y vite ! L’exposition se termine le 22 janvier 2023.
(Édité par Rémi Dunbar, photos d’Astrid Wendlandt)
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